02 avril 2006

Du Mexique au rêve américain, un long chemin de croix

NUEVO LAREDO (ETAT DE TAMAULIPAS, MEXIQUE) ENVOYÉE SPÉCIALE

Du coin de l'oeil, ils observent les remous du fleuve, mesurent la force du courant. Les pieds dans l'eau, une famille au grand complet profite de la douceur de l'après-midi. A côté, sac à dos minimal, vêtements légers, deux garçons peu loquaces ont une tenue qui ne trompe pas : ce sont des candidats à l'émigration illégale vers les Etats-Unis - thème principal, avec la sécurité frontalière, du sommet organisé jeudi 30 et vendredi 31 mars à Cancun, au Mexique, entre le président américain George Bush, son homologue mexicain, Vicente Fox, et le premier ministre canadien, Stephen Harper.

AFP/J. GUADALUPE PEREZ

Un Mexicain escalade un grillage dans la zone frontalière de Hudspeth, à l'est de la localité texane d'El Paso. Le dossier de l'immigration revient cette semaine au Congrès américain, et le Sénat pourrait décider la légalisation des millions de clandestins vivant aux Etats-Unis.

Sur les 1 700 km que parcourt le Rio Grande, le long de la frontière avec le Texas, Nuevo Laredo est le point où le lit du fleuve est le plus étroit. Il n'en est que plus surveillé. Moins de 10 mètres nous séparent de l'autre rive, paisible en apparence, mais équipée de senseurs électroniques pour détecter ceux qui se risquent à traverser. Depuis 1993, selon les statistiques du Centre d'études de la frontière et de promotion des droits de l'homme, basé à Reynosa, dans l'Etat mexicain de Tamaulipas, 1 323 migrants se sont noyés dans le Rio Grande. Près de la moitié d'entre eux n'ont pu être identifiés, sans doute parce qu'ils étaient originaires de pays d'Amérique centrale ou même d'Amérique du Sud, et qu'on leur avait volé leurs papiers, avec le reste, sur le long chemin qui mène vers le rêve américain.

"Les voleurs connaissent toutes les cachettes où l'on peut glisser quelques billets : derrière l'étiquette de ton jean ou de ton T-shirt, dans les chaussures, rien ne leur échappe ! Ils sont armés de fusils et de machettes. Ils m'ont même pris la carte téléphonique avec laquelle j'appelais ma famille", raconte Nestor Gonzalez, 29 ans, un électricien venu d'une petite ville du Honduras, qui a mis un mois pour traverser le Mexique. Accueilli à la Maison du migrant de Nuevo Laredo, un centre catholique, il a pu enfin coucher dans un lit, se doucher, manger dignement.

Ce fils de charpentier était prêt à tout affronter pour aller travailler aux Etats-Unis : des marches de dix-huit heures par jour, un voyage sur le toit des wagons du "train de la mort" - sans dormir, car "si tu dors, tu tombes" -, les pièges du Chiapas (sud du Mexique), les bandits de Lecheria , près de la capitale, et, à Saltillo, dans le Nord, les policiers ferroviaires qui repoussent à coups de bâton tous ceux qui ne peuvent leur graisser la patte. "Le Mexique, c'est le plus dur, confie Nestor Gonzalez. Toutes les filles se font violer. Il y a quand même des gens, à Tampico, qui nous ont lancé de l'eau et de la nourriture depuis leurs maisons, au bord de la voie ferrée."

Ceux qui parviennent à la frontière nord du Mexique "sont les plus forts, les plus chanceux : il y a une très forte sélection naturelle ", observe le Père Francisco Pellizzari, missionnaire italien de l'ordre de Scalabrini, voué à l'assistance aux migrants. "Il en arrive quand même un millier par mois, rien qu'à Nuevo Laredo, ajoute-t-il. Ici, nous parlons de la "frontière verticale" que ces jeunes, des hommes dans leur grande majorité, remontent sur des milliers de kilomètres. Ils sont souvent seuls, alors que, plus à l'ouest, vers le Nouveau-Mexique ou l'Arizona, ils sont toujours pris en charge par des passeurs."


Les pateros, humbles intermédiaires des vrais trafiquants, les coyotes ou polleros, rôdent en permanence autour du centre d'accueil. Le plus facile, c'est de passer le fleuve : 1 000 dollars. Le plus difficile, de franchir ensuite la ligne fatidique, à 75 miles (120 km) à l'intérieur du territoire américain, sur laquelle les autorités des Etats-Unis ont établi des postes de contrôle qu'il faut contourner, au prix de marches épuisantes au milieu des épineux. Pour aller jusqu'à Dallas ou Houston, il en coûte au moins 3 000 dollars. "Les polleros ont, au Texas, des caves où ils cachent les migrants, jusqu'à 200 personnes en un seul endroit, jusqu'à ce que les familles leur aient fait parvenir la somme convenue, explique Omar Muñiz, du Centre d'études de la frontière et de promotion des droits de l'homme, qui a ouvert, depuis octobre 2005, une antenne à Nuevo Laredo. Si cela tarde trop, ils les font travailler clandestinement dans les exploitations agricoles de la région, pour 2 dollars de l'heure. C'est de l'esclavage."

REUTERS/KEVIN LAMARQUE

Les manifestations se poursuivent à Los Angeles, Detroit, Houston et Washington, avec des militants dénonçant une première loi sur l'immigration adoptée en décembre par la Chambre des représentants.

Les experts constatent que le durcissement des mesures de protection de la frontière sud des Etats-Unis, depuis dix ans, a entraîné une criminalisation des "passeurs" et une hausse considérable des risques pour les migrants. L'homme connu de son village, qui mettait son point d'honneur à amener ses clients à bon port, disparaît au profit de convoyeurs sans scrupules qui abandonnent leurs victimes en plein désert, quand ils ne les tuent pas après les avoir détroussées, comme le prouvent les traces de violences sur les cadavres. Des narcotrafiquants se reconvertissent dans cette activité qui rapporte jusqu'à 30 000 dollars pour un seul "passage", et qui est beaucoup moins sévèrement réprimée. Tout cela ne décourage pas Nestor Gonzalez : "Là-bas, en deux ans, si tu économises bien, tu gagnes de quoi revenir vivre décemment au Honduras."

Joëlle Stolz

Article paru dans l'édition du Monde du 02.04.06


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