26 mars 2008

Mai 68 à Nancy : (1) En mars, les prémices de mai ?


Mai 1968 a été perçu par de nombreux français comme une crise imprévisible [1, notes en bas de la page] et insaisissable, de par la nature des événements eux-mêmes, mais aussi les formes que prit la contestation étudiante. Il convenait de s’interroger à l’échelle d’une ville de province, connue pour la sérénité de sa vie universitaire et la quiétude de sa place Stanislas [2], de la présence ou non de provocations au sein du mouvement estudiantin du printemps 1968 [3]. Les actions entreprises par les étudiants ont-elles, par les formes multiples qu’elles ont revêtues, et par leur caractère parfois subversif, engendré une cascade de réactions au sein des institutions nancéiennes, qu’elles soient universitaires ou politiques ? De même, la question des provocations policières se devait d’être posée : la matraque noire qui s’opposait d’une certaine façon au drapeau rouge a t-elle pu être perçue comme un instrument provocateur du pouvoir gaulliste ? D’autre part, il convient tout particulièrement de s’intéresser aux vecteurs privilégiés des provocations étudiantes ou plutôt à leurs supports de prédilection : affiches et tracts eurent-ils par exemple le même pouvoir provocateur et des effets semblables sur leurs contemporains ? Le « mécanisme provocateur » des étudiants comporte sciemment ou inconsciemment trois points de passage obligés : un acte provocateur, qui peut apparaître ou non au sein d’une manifestation étudiante, une répression policière, réponse à la provocation initiale et enfin la dénonciation de la répression au nom de la solidarité, en qualifiant cette répression à son tour de provocation. Ce cercle vicieux inhérent à la provocation explique d’une part, qu’une manifestation étudiante puisse être considérée comme une provocation par les forces de l’ordre, qui sont là uniquement pour la canaliser, et d’autre part, que la simple présence de ces mêmes forces de l’ordre soit jugée provocatrice par les étudiants. La particularité de la provocation en 1968 est donc d’être là où on ne l’attend pas toujours et de prendre des visages différents suivant les acteurs et les circonstances. La « provocation » peut être alors considérée comme une notion polysémique mais surtout polymorphe.


Mars 1968 à Nancy : les prémices de mai ?

La particularité des événements nancéiens repose non seulement sur leur ampleur et leur intensité, inférieures à ceux de la capitale, mais également sur le fait qu’ils sont décalés dans le temps par rapport à ces derniers. En effet, ils ont lieu principalement en mars 1968 et reposent sur deux mouvements distincts. Tout d’abord, celui des élèves internes des classes préparatoires du lycée Henri Poincaré, puis celui des Cités universitaires, dont la principale revendication est la libre circulation entre les pavillons des garçons et ceux des filles [4]. Ainsi, le lundi 4 mars 1968, éclate le mouvement des élèves de Poincaré. Ceux-ci décident d’entreprendre une grève de la faim pour « manifester leur mécontentement à l’égard du régime disciplinaire auquel ils sont soumis » [5]. Ils attendent qu’on leur accorde les mêmes libertés que tous les étudiants des facultés [6]. Après une journée de négociations, les élèves de Poincaré obtiennent un certain nombre de contreparties leur garantissant des améliorations de leur statut et mettent ainsi un terme à leur grève dès le 6 mars [7]. Si ce mouvement des élèves des classes préparatoires peut être considéré comme un épiphénomène à l’aune des événements qui se déroulent par la suite, il constitue néanmoins la première manifestation de mécontentement des étudiants nancéiens en cette année 1968. A partir du 5 mars, l’agitation gagne à son tour les cités universitaires. La Fédération des associations de résidents de Nancy (F.A.R.N) organise une Assemblée générale pour le mardi 5 mars au soir ; celle-ci est ouverte à tous les résidents et entend discuter des problèmes de règlement intérieur, le point de désaccord principal étant l’interdiction faite aux résidents de circuler librement entre les deux cités universitaires, celle des garçons à Monbois et celle des filles à Boudonville [8] (photo ci-contre aujourd'hui). Dans un premier temps, les autorités compétentes autorisent la tenue de cette réunion, puis la veille elles décident de l’interdire. Indignés, les étudiants décident de maintenir leur Assemblée générale et envahissent la cité de jeunes filles le soir même [9]. Environ 200 étudiants sont présents et entendent bien obtenir la libre circulation entre les pavillons des garçons et ceux des filles. Leur réunion se transforme rapidement en manifestation et ils investissent l’un des bâtiments. Des policiers en civil, appelés à la demande du Recteur, les empêchent d’accéder à d’autres locaux et leur demandent d’évacuer les lieux sur le champ. Les étudiants refusent de quitter la cité universitaire, certains se couchent pacifiquement sur le sol, d’autres profèrent des invectives contre les policiers présents sur les lieux aux cris de « Assassins ! » ou encore « Gestapo ! » [10]. Très vite la situation dégénère lors de l’arrivée en renfort d’un détachement de gardiens de la paix et de C.R.S. Les manifestants sont alors expulsés à la matraque et les jeunes filles présentes sur les lieux sont tirées par les cheveux et évacuées sans ménagement. A peine sortis, une dizaine d’étudiants évacués vont frapper aux portes des chambres de leurs camarades de Monbois en criant : « Les flics cognent ! Tout le monde dans la rue ! » [11]. Les rumeurs des brutalités policières font sortir de leur chambre les quelques étudiants qui se contentaient de suivre les affrontements depuis leur fenêtre ou qui n’avaient pas encore été dérangés par le bruit provenant des autres pavillons. Les premiers évacués reviennent donc à la charge avec des renforts en hommes et en matériel, ramassant sur leur passage tout ce qui pouvait servir de projectiles. Après quelques échauffourées, la cité de jeunes filles de Boudonville est évacuée vers 22h00 [12]. Les résidents se rassemblent alors devant la cité de Monbois et entament une marche de protestation qui doit aboutir Cours Léopold devant le domicile du recteur. Le cortège s’amplifiant au gré des rencontres et de la rumeur, un millier d’étudiants arrive au lieu de rendez-vous pour manifester son mécontentement. Surprises par les échauffourées de Boudonville, les forces de l’ordre les attendent de pied ferme afin d’éviter tout débordement et d’assurer la protection du domicile du recteur, craignant que celui-ci ne soit envahi par un mouvement de foule. Sans qu’il y ait eu de heurts à cet instant, mais sans non plus que quelques étudiants motivés n’aient cessé de provoquer verbalement les forces de l’ordre, celles-ci chargent deux fois les manifestants afin de les disperser. Le rassemblement se transforme alors en sit-in, mais sous les coups des matraques et sous l’effet des grenades lacrymogènes, les derniers étudiants se dispersent dans la nuit.

Le cycle provocation/répression est enclenché à Nancy dans cette nuit du 5 au 6 mars 1968 avec toutefois une particularité : si les résidents des cités universitaires ont outrepassé l’interdiction de se réunir et ont donc provoqué l’intervention des forces de l’ordre, ils ont été profondément choqués et marqués par la répression policière. Loin de relancer dans l’immédiat de nouvelles contestations, les étudiants manifestent leur indignation par différents mouvements mais en évitant soigneusement toute forme de provocation, afin de ne pas donner aux autorités des raisons de les réprimer. D’une certaine façon, la répression policière a permis aux étudiants de se solidariser et dans le même temps de s’engager dans une campagne de dénonciation de la provocation policière. Pour beaucoup d’étudiants, c’est l’intervention des forces de l’ordre, jugée provocatrice, qui a conduit à ce que dégénère un mouvement initial qui entendait simplement mettre un terme à la ségrégation des sexes au sein des résidences universitaires, ségrégation que l’évolution sociale rendait à leurs yeux de plus en plus injustifiée. En effet, la séparation des sexes dans les résidences universitaires était considérée par les étudiants comme une norme obsolète, alors que tout incitait à son abolition dans la société, des modes vestimentaires, les jeans et les baskets constituant « l’uniforme des manifestants de mai » [13], aux Elucubrations d’Antoine, en passant par les films des cinéastes de la « nouvelle vague » [14]. L’obstination de certains à vouloir transgresser la norme, à enfreindre la règle, tenait lieu de provocation, dans la mesure où ils savaient pertinemment que leur action entraînerait une réaction, sans doute disproportionnée, de la part des autorités universitaires.

Le 6 mars, la Fédération des associations de Résidents de Nancy, soutenue par l’Association générale des étudiants de Nancy [15] (A.G.E.N) et l’ensemble des associations d’étudiants appellent à se réunir place Carnot devant le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (C.R.O.U.S) à 12h30 pour un meeting d’information et de protestation contre les violences policières de la veille. Le meeting se transforme rapidement en manifestation, rassemblant près de 1500 étudiants, mais les organisateurs donnent comme mot d’ordre : « Ne provoquez personne ! Pas d’accrochage avec les forces de l’ordre ! » [16] la foule. Une intervention musclée qui allait entraîner dans les heures suivantes un mot d’ordre de grève générale des cours par les principales associations étudiantes, inscrivant ainsi le mouvement revendicatif des cités universitaires dans une remise en cause plus large de l’Université et de son fonctionnement. La grève des cours prend effet le 7 mars avec pour thème de mobilisation la lutte contre la provocation policière et l’intensité démesurée de la répression. afin de prendre les devants sur d’éventuels débordements. L’arrivée de trois cars de forces de l’ordre entraîne la dispersion du cortège sans que celles-ci aient à intervenir. Toutefois, estimant que la manifestation ne se disloquait pas assez rapidement, les forces de l’ordre chargent

Nous voyons bien à travers ces événements que la répression policière a œuvré en faveur d’un surcroît de mobilisation des étudiants nancéiens et que ce mouvement revendicatif se serait peut-être rapidement éteint s’il ne s’était pas heurté à un mur d’incompréhension. Dans ce sens, la répression a été le facteur d’opposition nécessaire au mouvement étudiant pour qu’il se pose clairement comme un élément constitutif et reconnu du dialogue qui allait s’instituer dès l’après-midi du 7 mars. En effet, lors d’une table ronde rassemblant le recteur, les doyens, les professeurs des facultés de Nancy et six représentants étudiants, ces derniers obtiennent des aménagements du règlement intérieur. Les étudiants majeurs des cités sont par exemple autorisés à recevoir dorénavant leurs camarades entre midi et 23h00. Les deux mouvements étudiants distincts qui éclatent à Nancy en mars 1968, celui des élèves du lycée Poincaré et celui des étudiants logés par le C.R.O.U.S [17], bien que concomitants, sont d’une ampleur tout à fait différente. L’un, en effet, naît spontanément et reste circonscrit à un cadre purement local. L’autre s’inscrit dans un mouvement national et répond à des mots d’ordre essentiellement parisiens. Ces deux mouvements s’ignorent et ne fusionnent pas. Quant aux autres étudiants logés dans des structures annexes, comme le G.E.C [18] ou des foyers, ils ne bougent pas. Si la provocation n’est pas absente de ces manifestations étudiantes de mars, elle ne reste pas gravée dans les mémoires comme ce fut le cas pour la répression policière, jugée démesurée par rapport à la situation et considérée, elle comme provocatrice. La répression et la dénonciation de la répression servent à présent de ligne blanche pour les autorités et de référence pour les nancéiens. Les autorités locales comme les étudiants ne souhaitent plus revoir de telles scènes de violence. En mai 1968, l’intervention policière se fera donc beaucoup plus discrète. Nancy ne connaît aucune altercation entre étudiants et forces de l’ordre quand le reste du pays et surtout Paris sont la scène de heurts violents.

Jérôme Pozzi, Agrégé d'histoire, doctorant en histoire contemporaine.
Cet article a été rédigé originellement pour un colloque sur la culture de la provocation organisé en 2003 par le Professeur Didier Francfort.

Prochains épisodes sur Mai 68 à Nancy :



[1] La théorie selon laquelle mai 1968 aurait été un « accident météorologique » a été récemment remise en cause par Kristin Ross qui voit dans la mobilisation contre la guerre d’Algérie les signes avant-coureurs de cette crise. L’auteur avance également l’idée de la prédominance de la portée politique des événements au détriment des « dimensions culturelles, sinon morales et spirituelles » (Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexe, 2005, p. 21).

[2] Sur le rôle d’agora politique et culturelle de la place Stanislas, on se reportera avec profit à la contribution de Didier Francfort, « La place Stanislas : lieu unanime et conflits de mémoire », in Philippe Martin et François Roth, Mémoire et Lieux de Mémoire en Lorraine, Editions Pierron, 2003, pp. 99-108.

[3] Sur les événements de mai 1968 en Lorraine et leur contexte politique et social, on se référera à l’ouvrage de François Roth, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, L’époque contemporaine : Le vingtième siècle, 1914-1994, vol. 2, P.U.N, 1994, notamment le chapitre 10 intitulé « Politique nationale et dimension régionale » pp. 219-238.

[4] A.D Meurthe-et-Moselle, W1296/26, Manifestations des étudiants de Nancy.

[5] L’Est Républicain, 5 mars 1968.

[6] En 1968, la ville de Nancy compte cinq facultés (Droit et Sciences économiques, Lettres et Sciences Humaines, Sciences, Médecine, Pharmacie), huit écoles d’ingénieurs, un I.U.T et des classes préparatoires aux grandes écoles qui sont situées en centre ville dans les locaux du Lycée Henri Poincaré. Celles-ci accueillent à cette époque, toutes filières confondues, environ 260 élèves par an. Entre 1960 et 1968, les effectifs étudiants à Nancy ont plus que doublé pour atteindre près de 21000 étudiants en 1968. Cette explosion des effectifs est également constatée à l’échelle nationale puisque l’on est passé de 214700 étudiants en 1960-61 à 508100 en 1967-68, soit un rythme d’augmentation compris entre 10 et 15% par an (d’après Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1982, t. IV, p. 265).

[7]Ainsi l’édition de L’Est Républicain du 7 mars peut-elle titrer : « Vers une détente sur le front étudiant ? ».

[8] Sur ce point, les événements nancéiens sont en adéquation avec ceux qui se sont déroulés à Nanterre un an auparavant, le 21 mars 1967. Un groupe d’étudiants occupait le bâtiment des filles à la résidence universitaire pour protester contre le règlement intérieur qui interdisait ce bâtiment aux garçons (d’après Didier Fischer, L’Histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2000, p. 393).

[9] Nous reprenons ici le récit des événements de Magalie Quelavoine dans son mémoire de maîtrise, Le milieu étudiant dans les années 1960 à l’Université de Nancy, dir. Gilles Le Béguec, Nancy 2, 1997, pp. 129-140. On se reportera également au travail de H. Hocquet, Mai 68 à la faculté des lettres de Nancy, dir. Mme Lagny, Nancy 2, 1980.

[10] L’Est Républicain, 6 mars 1968.

[11] Entretien avec Jean-Paul Rothiot, 1er octobre 2003. Le témoin en question se trouvait à la cité universitaire de Monbois, la fenêtre de sa chambre donnant sur la cité des filles de Boudonville. Alors étudiant en 1ère année d’histoire, membre de l’U.N.E.F en 1968 puis de l’U.E.C. L’année suivante, J.-P. Rothiot fut en 1969 tête de liste de son Unité d’enseignement et de recherche (U.E.R) pour les élections. Par la suite, il s’intéressa aux questions liées à la participation des étudiants au sein de la vie universitaire, aux côtés du Professeur Pierre Barral.

[12] Au cours de cette « folle nuit » (L’Est Républicain, 7 mars 1968), un étudiant est blessé et deux autres sont interpellés par les forces de l’ordre.

[13] Antoine Prost, Education, société et politiques. Une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1997, p. 136.

[14] Nous pensons entre autres au film de Jean-Luc Godard, Masculin-Féminin, 1966.

[15] A.D Meurthe-et-Moselle, W1296/25, Organisations étudiantes. Sur le plan local, l’U.N.E.F est organisée en A.G.E (Association générale des étudiants). Celle de Nancy est la plus vieille de France, puisqu’elle a été fondée en 1877 sous le nom de Société des étudiants. En 1968, l’A.G.E.N regroupe un millier de membres. Elle est contrôlée par les jeunes de l’Union des étudiants communistes (U.E.C). Elle a été présidée successivement par René Franon (de 1967 à mai 1968), Marc Zamichiei (mai à décembre 1968) et par Bernard Friot après 1969. On peut signaler dans une perspective détaillée, à l’échelle nationale, l’étude d’Alain Monchablon, Histoire de l’U.N.E.F, 1956-1968, Paris, P.U.F, 1983.

[16] L’Est Républicain, 7 mars 1968.

[17] A.D Meurthe-et-Moselle, 1006W30, Affaires universitaire

[18] Fondé en 1921 par le Révérend père Lejosne, le Groupement des étudiants catholiques était à la fois un foyer d’étudiants, un groupe d’action sociale et un cercle de conférenciers.

3 commentaires:

MARCHAL a dit…

J'ai participé aux événements des 5 et 6 mars 1968 à Nancy, alors que j'étais étudiant en licence d'Histoire à la Fac de Lettres.
Vous omettez une chose essentielle pour comprendre les motivations des étudiants(e)s : en demandant le droit de visite dans les chambres pour les deux sexes, ils voulaient poser la question de la contraception.
Nous savions que la pilule contraceptive était disponible dans d'autres pays (notamment les USA), mais en France elle était toujours interdite, malgré la loi NEUWIRTH votée en 1967 : les décrets d'application (très restrictifs!)ne paraîtront qu'en 1969.
Il s'agissait donc bien plus qu'une question de "mode unisexe" !
Claude MARCHAL, docteur en Histoire.

E.AUGRIS a dit…

Merci pour votre commentaire et cette précision importante.

E.AUGRIS a dit…

Si vous souhaitez apporter un témoignage plus long, je serais ravi de pouvoir mettre en ligne votre texte pour compléter notre dossier sur Mai 68 à Nancy et ailleurs. Vous pouvez m'écrire par mail pour que nous en discutions directement (augris@laposte.net). Cordialement, E.A.

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