07 février 2010

68 raconté à mes petits-enfants (2) Dans la "vie active"

Suite du témoignage de Guy Charoy, après sa découverte de la politique et ses premiers engagements, Guy se lance dans la "vie active" comme instituteur.


Mes deux années d'enseignement à Varangéville furent deux années d’un militantisme désordonné. Très influencé par un jeune instit’ sorti de l’EN [Ecole Normale, NDLR] l’année où j’avais été admis, et qui retrouvait une classe après trente deux mois d’Algérie. Deuxième classe, enseignant dans le bled, il avait toujours refusé de porter le fusil dans ses déplacements. De retour en France, il s’était inscrit à la cellule du Parti Communiste de Varangéville et en était très vite devenu un des responsables. Je l’accompagnais souvent dans des réunions, des sorties pour collages.
Je rencontrais ainsi un militant communiste immigré italien, maçon de son métier qui avait fui le fascisme et avait activement participé à la Résistance. Il avait conservé toutes ses armes, persuadé qu’elles lui serviraient le Grand Soir(1).


École Victor Hugo à Varangéville

Je militais avec mon collègue contre les lois nouvelles favorables aux écoles privées (2) et nous organisions, après des campagnes d’affichage sauvage, des réunions à Saint-Nicolas, Varangéville et Dombasle. Je fus convoqué par le secrétaire de la section du SNI (Syndicat National des Instituteurs) qui avait été lui même convoqué par la police. Les affiches manuscrites ( des dazibaos (3) avant l’heure) étaient collées si haut sur les églises et les bâtiments publics qu’il fallait une échelle pour les décrocher. Et les curés du coin et leur valetaille n’étaient pas enthousiastes à la vue des murs de lieux de culte ornés de rectangles de dimensions variables dénonçant les cadeaux que le pouvoir se préparait à leur faire. L’affiche posée sur la brosse du balai à manche double et à bout de bras était collée à plus de trois mètres cinquante. Le Mimile, notre secrétaire, pensa tout de suite à nous deux et à moi en particulier.

Je défilais à chaque occasion avec les communistes et autres opposants à la guerre d’Algérie. Les agents de la force publique de l’époque, autrement dit les poulets ou les hirondelles quand ceux-ci se déplaçaient à bicyclette, avaient de lourde capes qui, je le pensais, devaient les protéger de la pluie. Elles avaient une autre fonction. Pliées en quatre et posées sur l’épaule, les agents tenaient leur cape à deux mains par la pointe, puis avançaient en la faisant tourner devant eux. Je découvris leur efficacité pour faire reculer une manif. Les billes de plomb cousues dans l’ourlet en faisaient une arme efficace. Certes, dès 68 et dans les années qui suivirent, les outils d’attaque et défense de la police avaient fait de gros progrès leur permettant de répondre aux manifestants casqués, armés de manches de pioche, de lance-pierres et éventuellement de cocktails Molotov.


Cette activité qui devenait routine m’incita à briser cet ennui grandissant, dont les raisons essentielles étaient un “abandon” de tous mes vieux camarades d’École Normale, qui les uns après les autres se mariaient et l’incapacité dans laquelle j’étais de me fixer avec une fille.
L’idée de couple, de mariage (un enseignant ne pouvait alors vivre en couple sans être marié), m’angoissait à tel point que l’engagement pris et la date fixée, je fuyais lâchement, chargé d’une valise de fausses excuses. Ma décision de partir en Allemagne pour une année fut une belle occasion pour abandonner Colette. Une année passée (60-61) à Kappeln sur les bords de la Baltique. Une année de rencontres amicales, culturelles, amoureuse, d’expériences, une année faite d’imprévus, une année loin de la politique qui, en France, avait conduit à des situations dramatiques : le putsch des Généraux du 23 avril 1961 (4), également appelé putsch d'Alger, tentative manquée de coup d'État.



Guy Charoy

Notes :

(1) Pour ceux qui aspirent à la Révolution et à l'avènement d'un monde nouveau, le "Grand Soir", c'est le moment tant attendu où cette perspective devient possible suite à une révolte, une guerre, une large victoire électorale ou l'issue favorable d'un mouvement populaire.
(2) Sans doute une référence à la loi Debré de 1959 qui permet à des établissement privés de passer un contrat avec l'État. Ils s'engagent à respecter certaines règles en échange de la rémunération des professeurs par l'Etat.
(3) En Chine , les dazibaos sont des affiches rédigées par de simples citoyens. Leur objet est souvent politique. Pendant la Révolution culturelle qui démarre en 1966, elles furent abondamment utilisées pour dénoncer les "révisionnistes" et les réactionnaires et furent instrumentalisés par Mao.
(4) Référence au putsch perpétré le 21 avril 1961 par quatre généraux (Challe, Salan, Jouhaud, Zeller) pour s'opposer à la politique algérienne de de Gaulle qui a parlé depuis 1959 d'autodétermination. Dénonçant ce qu'ils considèrent comme une politique d'abandon, ils prennent le contrôle d'Alger. Le 23, de Gaulle apparaît en uniforme à la télévision et déclare : "Un pouvoir insurrectionnel s'est établi en Algérie par un pronunciamiento militaire. […] Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d'officiers, partisans, ambitieux et fanatiques." Il utilise alors l'article 16 de la constitution qui lui donne des pouvoirs plus importants temporairement.

La semaine prochaine, la suite de 68 raconté à mes petits-enfants avec le troisième épisode :
"Solitude et barbouille"

Les autres épisodes de notre série sur Mai 68 à Nancy :

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